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— Après notre halte au monastère, il nous restera un peu moins de cent trente milles[44] avant d’embarquer, expliqua Azilis. Et trois villes à traverser.

Sur la carte grossière qu’elle avait dessinée à même la terre, elle traça quatre croix du bout de l’index.

— Abrinca, Constantia, Alauna et enfin notre port, Coriallo[45].

— Donc, intervint Aneurin, si nous quittons le mont Tumba demain et que nous parcourons trente milles par jour, nous serons à Coriallo dans cinq jours. On peut y parvenir si la route est bonne et si nous nous arrêtons peu.

— Je tiens à mes chevaux, grommela la jeune fille. Je ne veux pas qu’ils meurent d’épuisement.

Ils s’étaient accordé une courte halte au pied du mont Tumba, au croisement de la voie romaine et des chemins forestiers. La voie rectiligne imaginée par l’homme traversait une immense plaine marécageuse où mille points d’eau affleuraient entre roseaux, hautes fougères et bosquets de houx. Ce territoire qui couvrait le pays jusqu’à Abrinca était peuplé de charbonniers, de saulniers et de bûcherons. Mais c’était avant tout le royaume des moustiques, des anguilles, des courlis, des castors, des lynx et d’occasionnels brigands. C’était dans ce lieu sauvage, sur une colline boisée[46], que se trouvait le monastère où Ninian s’était retiré.

Kian se leva, visage fermé, son arc et son carquois à la main.

— Je pars chasser, annonça-t-il en sautant en selle.

— Kian, non ! cria Azilis.

Il ne répondit pas et partit au galop dans le chemin obscur qui montait en serpentant vers le sommet de la colline. Azilis le vit disparaître dans un tournant.

— Quelle idée d’aller chasser alors que nous rendons visite à mon frère ! s’exclama-t-elle rageusement. J’ai tellement hâte de revoir Ninian !

— Il cherchait un prétexte pour être seul, grommela Aneurin en écrasant un moustique sur son bras. Il est encore plus taciturne que d’habitude.

— Rattrapons-le !

— Mieux vaut patienter. S’il s’enfonce dans les sous-bois nous risquons de ne pas le retrouver.

Aneurin prit la harpe qu’il avait laissée près de leurs montures, et revint s’asseoir. Il se lança dans une mélodie rapide, un de ces airs entraînants que les harpistes jouaient pendant la nuit de Beltaine[47] pour célébrer le retour du printemps autour d’immenses feux de joie. Une musique sur laquelle les couples se formaient pour danser et s’aimer.

Peu à peu, la mélodie eut raison de la contrariété d’Azilis. Elle aurait tournoyé au rythme de la danse si elle avait osé mais se contenta de battre la mesure du pied. Les bras croisés autour de ses jambes repliées, elle posa la tête sur ses genoux, se laissa enivrer par les notes qui s’égrenaient vers le ciel gris comme une cascade d’étincelles. Son cousin nouait les thèmes les uns aux autres sans jamais s’interrompre et elle perdit la notion du temps. Quand il cessa de jouer, elle resta immobile, encore envoûtée. Puis elle le vit examiner le chemin où Kian s’était engagé, et le rejoignit près des chevaux.

Elle aussi scruta le chemin. Un vent léger agitait les roseaux, emplissant l’air de son sifflement. Dans la forêt proche, un coucou lançait ses appels et le cri perçant d’une buse retentit à plusieurs reprises. Que pouvait faire Kian ?

— Il devrait bientôt revenir, dit-elle, à demi pour se rassurer.

— S’il revient.

Azilis se figea.

— Pourquoi dis-tu cela ?

Il posa ses mains sur les épaules de la jeune fille, l’interrogea les yeux dans les yeux :

— Tu ne veux vraiment pas me dire ce qu’il y a eu entre vous ?

Elle détourna la tête.

— Azilis, tu peux me faire confiance, non ?

Brutalement, elle céda, raconta tout pêle-mêle, les joues rouges et les paupières baissées. Aneurin l’écouta jusqu’au bout.

— J’avais un mauvais pressentiment quand il est parti, fit-il enfin. Il avait un visage tellement sombre… Il t’aime, Azilis. Il est prêt à mourir pour toi. Est-ce que tu t’en rends compte ?

— Je n’imagine pas quitter la Gaule sans lui, avoua Azilis d’une voix blanche.

Il vit le désarroi dans ses yeux. Le désarroi et un sentiment plus fort dont elle ne semblait pas avoir conscience. Il la prit par la main et ils s’assirent au bord du chemin.

— Attendons-le, proposa-t-il. S’il n’est pas là quand le soleil se couche, nous aviserons.

L'épée de la liberté
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